Pourquoi je veux (à nouveau) quitter Rue89

Minolta DSC

 

Rue89 est une belle réussite Internet. Une réussite marketing. Dans quelques semaines, un tour de table sera organisé et devrait valoriser la société près de 3 millions d'euros. Et pourtant, il y a comme un malaise... L'idée fondatrice du projet, "l'Info à trois voix" (la voix des experts, des internautes et des journalistes) n'est aujourd'hui qu'une caution, un slogan vide de sens.

Fin 2006 mes camarades de Rue89 et moi faisions le même constat : le journalisme était en crise. Les blogs commençaient à devenir une alternative aux journaux traditionnels. La blogosphère allait tôt ou tard devenir plus influente que les grands medias. Depuis trop longtemps l'édito avait remplacé l'info. Il fallait donc revenir à des fondamentaux et le journaliste devait se limiter à ce qu'il est censé le mieux faire : trouver, vérifier et rendre l'information de la façon la plus claire et la plus neutre possible. Nous voulions mettre les blogueurs et les internautes au coeur du projet. Le rôle de la rédaction était de privilégier les témoignages, de s'assurer que les faits et seuls les faits seraient rendus, de bannir le dogmatisme et d'animer le débat entre internautes. Le travail des journalistes devait se limiter à sélectionner les meilleurs contenus émanants d'experts, d'amateurs (souvent de blogueurs) et d'internautes pour fabriquer un journal d'un nouveau genre. En somme un projet d'interêt public.

Depuis le lancement de Rue89, j'ai exprimé à plusieurs reprises et en privé des divergences sur l'évolution de la ligne éditoriale et de la stratégie du site. Il m'a semblé dès le début que mes camarades journalistes tombaient dans les anciens pièges, cédaient à leurs vieux réflexes. Dès la semaine qui a suivi le lancement du site je leur faisais part de mon étonnement de voir Rue89 se transformer en un journal d'opposition constitué presque exclusivement d'articles ou d'éditos émanants de la rédaction ou d'amis de la rédaction, souvent journalistes. La logique de castes perdurait, seul un détail changeait sur la forme : l'édito devenait billet de blog...  Tous les jours depuis des mois je me désole de voir disparaitre les contributions de non journalistes sur le site. Je m'amuse souvent à compter le nombre de papiers qui n'émanent pas de la rédaction ou du sérail journalistique. Hier (le 19 février) par exemple, sur la quinzaine d'articles en "une", un seul était issu d'un non professionnel de l'information. Le site en est arrivé jusqu'à faire la promotion des "blogs" de la rédaction.

Pourquoi ce coup de gueule ? Parce que je suis en colère de le répéter à mes camarades sans qu'ils n'entendent la critique. Critique qui leur vient d'un non-journaliste. Critique d'un lecteur qui ne reconnait plus le projet qu'on lui a présenté au départ et qui était censé révolutionner l'information. Critique d'un actionnaire qui ne voit pas comment un site qui a fini par être aussi marqué politiquement alors qu'il se voulait un lieu de débat libre, constructif, intelligent, un espace ouvert, pourra un jour prétendre être un média reconnu pour son indépendance. Et enfin critique d'un cofondateur qui voit cette idée originale de "l'Info à trois voix" (la voix des experts, des internautes et des journalistes) n'être aujourd'hui qu'une caution, un slogan vide de sens.

Au lendemain de mon départ du projet nous avions déjà eu un différend à propos d'un billet publié sur Balises (le blog de Fabrice Frossard). J'ai voulu apaiser la polémique interne qui a suivi et ne pas y donner suite en pensant que les choses pourraient s'améliorer. J'ai imaginé que le projet avait dans son ADN une trace qui un jour arriverait à changer la donne, faire tomber les barrières, ramener à sa juste valeur le rôle du journaliste et surtout éliminer le système de castes qui règne depuis trop longtemps dans ce milieu.

J'ai longtemps rêvé d'un projet qui renouvelle le journalisme sur Internet. J'aurais tant aimé que Rue89 tienne ses promesses et révolutionneréellement l'information. Cela n'a pas été le cas et je suis convaincu aujourd'hui que Rue89 n'y parviendra pas. Pour toutes ces raisons, et parce que j'ai la conviction que ce projet a trahi ses ambitions, je ne souhaite plus être un associé de Rue89.  Je souhaite aussi que le capital issu de la vente de mes actions soit mis à profit d'un nouveau projet réellement d'intérêt public. Un projet auquel je refléchis et qui est ouvert aux participants de bonne volonté.

PS: Ce billet a été rédigé dans la nuit du 19 au 20 février. J'ai pris le soin d'avertir mes associés le 20 février au soir avant sa publication. La réaction de Pierre Haski a été une fois de plus l'incompréhension malgré mes critiques passées. Puis c'est la colère qui a pris le dessus:  "c'est pas des méthodes entre actionnaires, fondateurs de surcroit, et surtout d'un simple point de vue pratique, tu ruines ton investissement au moment ou tu veux vendre tes actions!!" Certes ! Il est clair que si j'avais voulu m'enrichir avec Rue89, je n'aurais jamais agi comme je le fais...

 
BilletMichel LEVY-PROVENCAL