Le retard insurmontable des medias français
Voilà presque 10 ans que j'ai quitté le secteur des medias et de la presse. Dix années pendant lesquelles aux USA une mutation profonde a opéré. De l'hégémonie des plateformes sociales au réveil numérique de grands groupes de presse comme le NYT, le marché s'est restructuré et de nouvelles offres se sont installées.
En France, en revanche, le retard s'est accumulé. Les grandes marques media souffrent à l'exception de deux ou trois titres (Les Echos, Le Figaro qui ont opéré une transformation de leur business model). Je me souviens fin 2010, à l'époque où je quitte France 24, TEDxParis et le lancement d'une agence dédiée aux objets connectés prennent toute mon énergie. Je suis chassé par un groupe de presse qui cherche à se re-inventer et suis invité à rencontrer son PDG qui me commande une note de vision stratégique à 5 ans.
Voici le contenu de la note que je lui avais transmis à l'époque.
Suite à nos derniers échanges, voici une courte note qui synthétise de mon point de vue les grands axes de refonte de la stratégie digitale de XXX.
J'ai choisi de me concentrer uniquement sur trois axes.
Le premier axe (celui qui me parait le plus important) concerne la stratégie globale de XXX à la lumière de la nouvelle chronologie de l'info.
Le second concerne le développement et l'exploitation de la marque "XXX".
Le troisième et dernier concerne spécifiquement les modalités de monétisation via des projets de diversification.
La nouvelle chronologie de l'info
Internet a bouleversé la chronologie de l'information et impacte désormais directement l'organisation des rédactions
Aujourd'hui, l'information se trouve, se valide, se met en forme, se diffuse et se consomme de façon radicalement différente qu'il y'a seulement 5 ans. Si on place sur un axe chronologique le cycle de vie d'une information on s'aperçoit qu'en réalité la plupart des rédactions traditionnelles fonctionnent encore à l'envers. En effet, les étapes réelles par lesquelles passe une information sont aujourd'hui les suivantes :
Un événement a lieu
twitter est le premier lieu où apparait l'information
le relai se fait sur les réseaux sociaux, éventuellement sur quelques sites web spécialisés
la dépêche d'agence tombe
les sites web de médias la reprennent sous la forme d'urgents
des articles commencent à être publiés et la caisse de résonance prend le relai sur les réseaux sociaux
les journaux radios prennent le relai
les journaux TV suivent
les éditions quotidiennes (presse écrite), suivent à leur tour
les éditions hebdo/mensuelles (mags), ensuite
les archives digitales et la longue traine, enfin
Aujourd'hui la plupart des rédactions fonctionnent à partir de l'étape 3. Pire, certaines rédactions non fusionnées (web d'une part et papier/TV/Radio de l'autre) fonctionnent encore en parallèle : la rédaction Web attendant les étapes 6, 7 et 8 avant de publier un contenu sur le web… En somme, c'est l'ensemble de la news room qui doit être repensée à la lumière de cette nouvelle chronologie.
Ce bouleversement a naturellement un impact sur les stratégies de distribution des contenus. Le mobile et la tablette dépasseront en 2013 le support Web en terme d'usage.
Aussi, depuis 2010, la vidéo est le premier médium consommé sur Internet.
Enfin les flux d'information temps-réel d'une part supplantent les dépêches et urgents, d'autre part le rich-media transforme les modes de narration et la façon dont on consomme du contenu "froid".
L'ensemble de ces évolutions impliquent une modification profonde de la façon dont les médias sourcent, valident, présentent et diffusent leurs contenus. A la lumière de ces éléments, XXX devra repenser de façon globale (pas seulement au travers de la question de la distribution) sa stratégie éditoriale sur les réseaux sociaux, le web, le mobile, la tablette, la webTV et la WebRadio. Ces points sont en partie traités dans le second axe (paragraphe suivant).
La marque "XXX"
XXX possède une marque mondialement connue mais le drapeau reste à hisser sur de nombreux nouveaux "territoires".
En effet, la plus grande force de XXX est sa marque. C'est un atout immense pour la conquête de ces nouveaux "territoires" :
Par territoires, je fais référence à :
- de nouvelles communautés de "lecteurs" par centre d'intérêt / type d'usages. Ex: offrir des flux d'alertes "Sport" sur mobiles ou des documentaires sur WebTV, monter des émissions thématiques en direct et participatifs sur le Web ou créer l'événement par des formats live multi-supports tels que débats, entretiens, interviews… En somme, sortir du cadre du format presse écrite et se rapprocher des formats des pure players, des radio et des tv.
- de nouvelles langues. Ex: proposer des offres internationales en langues étrangères, enrichir l'offre en utilisant la contribution de bloggueurs internationaux et des curateurs de contenus locaux.
- de nouveaux formats et modes de narration. Ex: proposer plus de documentaires transmédia, d'applications événementielles mobiles et tablettes, des programmes video WebTV et TV connectée...
Ces nouveaux territoires en évolution permanente, parfois éphémères, demandent une organisation agile, ouverte, créative et hyper réactives aux nouveautés technologiques. Une des façons d'y parvenir et de constituer une équipe hybride et transdisciplinaire de jeunes journalistes, designers, développeurs et marketeurs au sein d'un Lab. Le rôle de cette structure est d'expérimenter en continu toutes sortes de formats sur des projets réels. C'est exactement ce que j'ai monté chez France 24 entre 2007 et 2010. C'est ce que fait aussi le New York Times depuis plus de 5 ans. Le Guardian et la BBC dans un tout autre genre organisent régulièrement des rencontres de développeurs (geek partys, barcamps ou hackathon) dont l'objectif est de réfléchir et construire de nouvelles applications de contenus sur la base de leur offre éditoriale.
La force de XXX et cette approche d'innovation radicale s'alimenteront mutuellement. La marque XXX donnant aux projets d'innovation prestige et visibilité. Les innovations donnant à XXX une image moderne et créative. Il convient de rester réaliste, une partie de ces expérimentations resteront sans suite, en revanche certaines d'entre elles pourront donner lieu à de réels succès et, pourquoi pas, générer de nouveaux revenus pour XXX.
Les offres de diversification
Les médias d'actualité ont peine à être rentables. A fortiori sur le net. Sauf à considérer centrales et non annexes les offres de diversifications.
La création de valeur, particulièrement dans un univers hyper concurrentiel et sur un territoire ou tout est copiable et diffusable sans fin et instantanément, réside dans la re-création de rareté et d'exclusivité. Prenons un exemple réussi de cette stratégie : TED. La conférence américaine. TED organise deux conférences annuelles. Chacun des contenus émanant de la conférence est mis à disposition gratuitement sur internet, librement copiable et diffusable. TED.com a généré plus de 700 millions de vidéos vues depuis 2007 avec cette méthode. Or l'accès à la conférence est réservée à la "communauté TED" qui est chaque année invitée à régler un ticket d'accès dont le montant avoisine … 7000$ ! Internet est donc utilisé pour créer, par caisse de résonance, une notoriété planétaire tout en augmentant considérablement la valeur de l'accès à certaines ressources rares (en l'occurrence le réseau, la communauté TED) à une poignée d'abonnés prêts à payer très cher l'accès à un Club premium.
Dans le cas de XXX, de nombreuses offres premium peuvent être imaginées à condition que celles ci constituent une valeur ajoutée par la rareté et l'exclusivité de l'offre. Par ex: l'accès en exclusivité à des événements organisés par XXX (ou des partenaires), des offres d'éditions limitées, ou la construction d'une communauté très haut de gamme dont la valeur croitrait en fonction de l'engagement des membres au Club…
A l'heure où la concurrence est de plus en plus féroce sur Internet, la solution qui s'avère la plus efficace consiste à embrasser pleinement la structure illimitée du réseau. En l'occurrence, plutôt que de chercher à attirer les internautes sur des sites de destination, il est plus pertinent de tout faire pour pousser ses contenus partout où il est possible de le faire. Cela consiste en somme à adopter une stratégie de flux. Les contenus étant distribués non plus sur un seul espace (mobile, tablette, site,…) mais au travers d'un flux copiable et rediffusable par qui le souhaite, le territoire de distribution s'étend à l'ensemble de la toile. C'est exactement ce qu'a décidé de faire AlJazzera en 2010 en plaçant l'ensemble de son catalogue de photos d'actu sous licence creative commons (librement copiable et diffusable). Avec cette approche les contenus deviennent supports pour d'autres contenus, pour la marque du media et évidemment pour de la publicité...
XXX pourrait tout à fait décider de diffuser librement et au travers d'une API ouverte l'ensemble de ses contenus propres (contenus "maison") en systématiquement y intégrer un sigle distinctif, des liens vers d'autres contenus et pourquoi pas des mécanismes de monétisation publicitaire…
Enfin, parmi les offres de diversification digitale, XXX, du fait de la puissance de sa marque, pourrait tout à fait proposer une série de plateformes de services monétisés. Ex: une solution d'e-learning dédiée à aux étudiants journalistes (particulièrement à l'international), une solution d'apprentissage du français en ligne, une offre d'édition d'eBook, des services d'affiliation d'ecommerce (voyages, ecommerce, concerts, spectacles)...
Qu'est-il advenu de cette note ?
Rien ! Je n'ai jamais eu aucune nouvelle du dit groupe...
Il me semble pourtant que la problématique et les solutions que je décris restent on ne peut plus actuelles. En tout cas, les groupes media que je rencontre aujourd'hui mettent en oeuvre des éléments stratégiques qui s'apparentent à ce qui est décrit plus haut. Mais le problème est qu'aujourd'hui cette stratégie est dépassée.
Aujourd'hui quel est le rôle, la mission d'un media ? A quoi doit-il consacrer son énergie et ses ressources ? Aucun acteur ne se pose cette question de fond. Tous tentent de répondre à la problématique court-termiste de la rentabilité.
Aujourd'hui il me semble que le rôle premier d'un media est d'explorer, de découvrir et de faire connaitre les informations, les solutions, les savoirs et les personnalités qui "empouvoirent" les individus et les organisations. Un media aujourd'hui est un moyen d'émancipation. La mission d'un media est de décrypter le monde pour nous permettre de mieux le comprendre et d'agir dessus. A l'exception de quelques startups de l'info, de grandes plateformes (TED reste une référence en la matière) et d'acteurs qui ne se reconnaissent pas dans ce qu'on appelle communément un media (c'est le cas de Boma) aucun groupe de presse et acteur majeur du secteur de l'information ne répond à ce défi.