Le trumpisme : convergence fortuite d'interêts ou projet machiavélique ?
De quoi Trump est-il le nom ?
Ce qui frappe chez Trump, ce n’est pas tant son style outrancier ou ses tweets compulsifs. C’est son absence de stratégie lisible, son apparent rejet de toute forme de réflexion construite. À l’époque où l’information se consomme par bribes, il incarne une politique du réflexe et de l’instinct, sans médiation intellectuelle. Pas de lecture, pas d’étude de dossier, pas même les notes préparées par ses équipes. Seulement l’intuition du moment, renforcée par l’immédiateté des écrans.
Et pourtant, alors même qu’il semble gouverner au jour le jour, une transformation politique de fond est en cours : un alignement inédit entre des blocs très différents : conservateurs, transhumanistes et populistes. Est-ce là le fruit d’une stratégie savamment élaborée ? Ou simplement la conséquence imprévisible d’une série d’intérêts convergents ? Peut-on vraiment parler de projet idéologique, lorsque ceux qui le portent donnent si peu de signes de planification consciente ?
Comment des figures aussi peu portées sur la stratégie long terme peuvent-elles sembler piloter une mutation aussi radicale du pouvoir ? À moins que cette révolution politique n’ait lieu… à leur insu.
Comment est-il arrivé là ?
Une scène inimaginable il y a quelques années se déroule aujourd’hui sous nos yeux à Washington. Dans le Bureau ovale, Elon Musk discute, badges officiel en main, des moyens de « réduire la taille de l’État » aux côtés du nouveau président. Non loin de là, Peter Thiel, autre milliardaire de la tech, échange avec le vice-président JD Vance sur les priorités du nouveau mandat. Ces rapprochements auraient semblé incongrus en 2016, lorsque la Silicon Valley voyait le tribun Trump d’un œil méfiant. Mais en 2025, l’alliance semble scellée : un axe inédit entre l’establishment technologique libertarien et le mouvement national-populiste de droite s’est formé. Musk et Thiel mobilisent désormais ouvertement fortunes et réseaux en faveur de Trump, à l’image de la vaste levée de fonds qu’ils ont lancée pour financer sa campagne de 2024. Mieux, ce soutien ne se limite plus aux chèques : il se traduit par une participation directe au pouvoir et à la définition d’un programme commun.
Aux racines idéologiques : un « nouveau fusionnisme »
Si ce mariage entre tech et populisme surprend, il repose en partie sur une convergence idéologique discrète, forgée de longue date. Des penseurs conservateurs et libertariens, aux marges depuis les années 1990, prônaient déjà une synthèse entre le libéralisme économique radical et les sciences dures pour justifier un nouvel ordre social. Dans son dernier essai, l’historien Quinn Slobodian décrit l’émergence d’un « nouveau fusionnisme » où les politiques néolibérales se défendent non plus avec la religion traditionnelle, mais avec des arguments empruntés à la psychologie cognitive, aux théories de l’évolution et à la génétique. Loin des prêches sur la seule « main invisible » du marché, cette mouvance met en avant la « nature humaine » immuable et les hiérarchies qu’elle impliquerait.
Dès 2013, l’intellectuel Charles Murray, connu pour ses thèses controversées sur le quotient intellectuel, annonçait que les avancées en génétique allaient « restaurer de vieilles vérités sur l’animal humain », ébranlant le dogme égalitaire. Dans son esprit, reconnaître les différences innées de talent et d’intelligence permettrait de mieux « organiser les schémas d’aptitude dans une économie en mutation ». Selon lui, cela dessine une société segmentée en « neurocastes », c’est-à-dire en castes d’intelligence, où les élites techno-scientifiques justifient leur statut par des données biologiques plutôt que par le seul capital financier.
Et si la prospérité du marché dépendait de facteurs culturels ou ethniques ? Quelques idéologues de cette droite nouvelle ont insinué qu’une homogénéité culturelle, sinon ethnique, pouvait être le terreau d’un capitalisme stable. Autrement dit, une société plus fermée, où les rôles de chacun seraient en partie prédéterminés par ses « aptitudes naturelles », constituerait le socle idéal de la libre entreprise. L’eugénisme n’est pas loin…
Ces idées, marginales hier, ont trouvé un écho croissant chez certains entrepreneurs de la tech se voyant comme une méritocratie génétique de fait. Sans afficher ces théories ouvertement, des acteurs comme Thiel ont pu y puiser une justification intellectuelle à leur projet politique : moins d’égalitarisme « imposé », plus de liberté pour les surperformants. Cette philosophie partagée jette un pont doctrinal entre des milliardaires se considérant comme des innovateurs hors norme et des populistes dénonçant l’égalitarisme « politiquement correct ».
Intérêts communs et calculs stratégiques
Mais au-delà des doctrines, l’alliance Trump-Musk-Thiel-Vance s’explique aussi par la rencontre d’intérêts mutuels bien compris. D’un côté, Trump et ses épigones trouvent auprès des magnats de la tech un soutien financier et technologique de poids. De l’autre, Musk et Thiel voient dans un gouvernement Trump 2.0 un partenaire politique idéal pour déréguler massivement et soutenir leur vision technologique du futur.
JD Vance est lui-même un ardent défenseur de la levée des « entraves bureaucratiques » : il plaide pour déverrouiller le développement de l’intelligence artificielle en démantelant les garde-fous mis en place par l’administration précédente. De fait, la nouvelle équipe dirigeante se montre conquise par la cause techno-libertarienne.
La promesse pour les barons de la Silicon Valley est claire : un eldorado dérégulé où les entraves antitrust, les normes sur les données ou la modération des contenus seraient allégées, sinon abolies, au nom de la « liberté d’innover » et de la liberté d’expression. En retour, Trump bénéficie de fonds et d’une caution économique auprès d’investisseurs autrefois méfiants. En somme, chacun y trouve son compte : convergence d’intérêts plus que réelle fusion idéologique, diront certains observateurs. Mais la frontière entre le calcul pragmatique et le projet de société s’estompe à mesure que cette coopération s’approfondit.
Entre anti-élitisme et culte de la technologie
Il demeure en effet un paradoxe au cœur de cette alliance : Trump a bâti sa base sur la colère anti-élites, tandis que Musk, Thiel et consorts incarnent l’élite mondialisée par excellence. Comment alors le discours populiste s’accommode-t-il de l’emprise grandissante des milliardaires de la tech ?
La réponse tient en partie à l’ennemi commun que ces alliés improbables se sont désignés : le wokisme de Washington, de la presse et des universités. Ensemble, ils fustigent un establishment bureaucratique accusé de trahir le peuple. JD Vance s’est ainsi posé en pourfendeur des « élites côtières » et de la culture progressiste, se présentant comme l’avocat des ouvriers oubliés bien qu’il soit lui-même diplômé de Yale et adoubé par la Silicon Valley.
Le ressentiment anti-système de l’électorat populiste s’articule désormais autour d’un récit que la tech valide : celui d’une société minée par la « censure » des grandes plateformes traditionnelles et par le carcan du politiquement correct, qu’il faudrait libérer. Musk et Thiel se posent en libérateurs du débat et en modernisateurs pragmatiques face à des élites politiques jugées incompétentes.
Ainsi se construit un narratif cohérent pour leurs partisans : ce ne sont pas « les riches » contre « le peuple », mais deux catégories d’outsiders qui unissent leurs forces contre un pouvoir invisible composé de grands médias, de bureaucrates et de « globalistes ».
Vers un techno-populisme durable ?
Reste à savoir si ce rapprochement inédit relève d’une simple opportunité momentanée ou s’il constitue le socle d’un véritable projet de société. Le tandem Trump-Vance a besoin de l’aura et des innovations de la Silicon Valley pour crédibiliser son action, tandis que Musk et Thiel misent sur l’appareil politique pour accomplir leur révolution libertarienne.
Mais de plus en plus, une vision commune semble poindre : celle d’une Amérique “délivrée” des contraintes, où l’on pourrait conjuguer l’hypermodernité technologique et un ordre social conservateur assumé.
Sans aller jusqu’à parler de complot, force est de constater que le hasard seul n’explique plus tout. Cette convergence est peut-être involontaire, mais elle est aujourd’hui un fait politique majeur.
Pour aller plus loin sur ce sujet :
Hayek’s Bastards: Race, Gold, IQ, and the Capitalism of the Far Right — Quinn Slobodian — 2025 — Essai analysant l’idéologie de la droite ultra-capitaliste contemporaine, qui mêle doctrines racialistes (culte du QI) et obsession de l’étalon-or dans une perspective héritée (et dévoyée) de Hayek. (source)
Technopolitique : comment la technologie fait de nous des soldats — Asma Mhalla — 2024 — Essai sur l’emprise politique des géants du numérique : comment le pouvoir des Big Tech redéfinit la morphologie de l’État moderne et menace la démocratie (diffusion d’idées extrêmes, paranoïa techno-sécuritaire, etc.).
TED Talk “This Is What a Digital Coup Looks Like” — Carole Cadwalladr — 2025 — Conférence TED alertant sur la montée d’une « broligarchie » (oligarchie de « tech bros ») qui sape nos démocraties : la journaliste y dénonce le coup de force numérique orchestré par des magnats de la tech à l’échelle mondiale. (source)
L’Heure des prédateurs — Giuliano da Empoli — 2024 — Essai décrivant l’avènement d’une ère où de nouveaux prédateurs autoritaires s’allient aux magnats de la tech pour concentrer le pouvoir : une réflexion critique sur l’alliance entre autocrates politiques et seigneurs de la Silicon Valley.
“Tech broligarchs are lining up to court Trump. And Vance is one more link in the chain” — Carole Cadwalladr — 2024 — Analyse de presse (Guardian/Observer) décrivant comment Elon Musk, Peter Thiel et d’autres milliardaires de la tech se rangent derrière Donald Trump, propulsant J.D. Vance comme leur créature politique au sommet de l’État.
“Why is a group of billionaires working to re-elect Trump?” — Robert Reich — 2024 — Tribune d’opinion (The Guardian) dénonçant le danger anti-démocratique d’une poignée de milliardaires (Musk, Thiel, Murdoch, etc.) déterminés à faire réélire Trump : ces oligarques technofinanciers veulent tuer le progressisme et affaiblir la démocratie américaine. (source)
“How J.D. Vance’s path to being Trump’s VP pick wound through Silicon Valley” — Nick Robins-Early — 2024 — Article (The Guardian) expliquant comment J.D. Vance a gravi les échelons jusqu’à la vice-présidence grâce au soutien d’investisseurs tech et de réseaux de Silicon Valley, Peter Thiel en tête (emploi chez Mithril, fonds Narya, 15 millions pour sa campagne).
“Under Trump and Musk, billionaires wield unprecedented influence over US national security” — James Risen — 2025 — Enquête (The Guardian) révélant l’influence sans précédent exercée par Elon Musk, Jeff Bezos et autres milliardaires pro-Trump sur l’appareil de sécurité nationale des États-Unis : contrats spatiaux (satellites espions), alliance SpaceX–Palantir–Anduril, contournement des contrôles institutionnels, etc.
“Vance gets the tough jobs as he works to gain Trump’s trust” — Irie Sentner — 2025 — Article Politico détaillant les missions ardues confiées au vice-président J.D. Vance (rachat de TikTok, passage en force de l’agenda Trump au Congrès…) pour asseoir sa crédibilité auprès du président, tout en soulignant l’omniprésence d’Elon Musk dans l’orbite du pouvoir.
“Elon Musk fuels Trump 2032 buzz, asks America to ‘think ahead’” — TOI World Desk (The Times of India) — 2025 — Brève de presse relatant un tweet de Elon Musk affichant un bonnet “Trump 2032” et exhortant à « penser à l’avance » : Musk alimente ainsi l’idée d’un 4ᵉ mandat potentiel pour Trump, malgré la limite constitutionnelle de deux mandats, ravivant le débat sur un contournement du 22ᵉ Amendement.
“Donald Trump’s full remarks on Elon Musk leaving DOGE: ‘At some point, let him…’” — TOI Tech Desk (The Times of India) — 2025 — Article rapportant que Musk a annoncé réduire son rôle à Washington (à la tête du Department of Government Efficiency, DOGE) pour se recentrer sur Tesla après un trimestre financier difficile. Le président Trump, dans des déclarations complètes reproduites ici, encense Musk pour ses efforts de réforme fédérale et minimise son retrait partiel, défendant son allié face aux critiques.
“Elon Musk’s Shadow Rule” — Ronan Farrow — 2023 — Reportage du New Yorker sur l’ombre que projette Elon Musk sur la politique américaine : comment le gouvernement US en est venu à dépendre du magnat de la tech (ex : rôle crucial de Starlink dans la guerre en Ukraine) et peine désormais à le contrôler. Un portrait édifiant du pouvoir extraconstitutionnel exercé par Musk en coulisses.
“The Improbable Rise of J.D. Vance” — Benjamin Wallace-Wells — 2024 — Portrait détaillé (The New Yorker) retraçant l’ascension fulgurante de J.D. Vance : de « Hillbilly Elegy » à protégé de Thiel puis sénateur de l’Ohio, jusqu’à sa nomination comme colistier de Trump. L’article montre comment Vance a embrassé le trumpisme à rebours de ses critiques initiales, sous l’influence des cercles intellectuels New Right et avec le soutien décisif de Thiel et Musk.
“The Dark Plan Behind Attacks on our Food, Water, and Government” — Mia DiFelice — 2025 — Article militant (Food & Water Watch) exposant la stratégie anti-démocratique conçue par l’idéologue Curtis Yarvin et reprise par Trump et Musk : démanteler l’État (“Retire All Government Employees”), purger la fonction publique (plan RAGE), installer Musk comme CEO-dictateur aux côtés de Trump, contrôler l’information… Un réquisitoire contre le projet autoritaire du duo Musk-Trump.
“The Tech and Fossil Fuel Oligarchs Behind Musk-Trump’s Chaos” — Mia DiFelice, Natalie Balbuena & Kat Ruane — 2025 — Analyse (Food & Water Watch) sur l’alliance des oligarques de la tech et du pétrole qui tirent profit du chaos politique orchestré par Trump et Musk. L’article dénonce comment des milliardaires de Big Tech (Musk, Zuckerberg, Bezos…) et des énergies fossiles s’emploient à affaiblir les régulations, privatiser les fonctions publiques et engranger contrats et richesses sous l’administration Trump-Musk, au détriment du bien commun.
“Peter Thiel Dreams of Empire” — Dave Karpf — 2025 — Chronique critique (Tech Policy Press) sur les ambitions quasi-impériales de Peter Thiel au sein de l’administration Trump 2.0. L’auteur revient sur la tribune provocatrice de Thiel (“A Time for Truth and Reconciliation”) et décrypte comment Thiel – mentor du vice-président Vance – et Musk cherchent à refaçonner l’État comme on pilote une entreprise, au mépris des contre-pouvoirs démocratiques.
“Tracking Elon Musk’s Politics and Power” — Justin Hendrix & Prithvi Iyer — 2025 — Dossier de veille (Tech Policy Press) compilant les étapes clés de l’engagement politique d’Elon Musk. Il recense, de façon chronologique, les faits marquants : soutien public et financier à Trump en 2024, rôle de Musk dans la transition et les nominations (création de la « Department of Government Efficiency »), interventions sur X (ex-Twitter) pour peser sur l’actualité politique aux États-Unis et à l’étranger, etc. Un outil pour mesurer l’influence grandissante de Musk sur le pouvoir. (source)
The Bell Curve: Intelligence and Class Structure in American Life — Richard J. Herrnstein & Charles Murray — 1994 — Ouvrage controversé sur les liens entre intelligence mesurée (QI), réussite socio-économique et origines ethniques. Ce livre, qui suggère que les inégalités s’expliquent en partie par des différences génétiques de QI entre groupes, a inspiré ou été repris par une frange de la droite américaine élitiste et racialiste (malgré les vives critiques de la communauté scientifique).
The Contrarian: Peter Thiel and Silicon Valley’s Pursuit of Power — Max Chafkin — 2021 — Biographie investigative de Peter Thiel décrivant son parcours atypique (de PayPal à Palantir), ses idées radicales (libertarisme anti-démocratique, transhumanisme…) et sa quête d’influence. L’ouvrage met en lumière le rôle de Thiel en tant que mentor (de figures comme J.D. Vance), stratège politique de l’ombre et architecte d’une idéologie techno-libertarienne qui a essaimé de la Silicon Valley jusqu’à l’ère Trump.