Transhumanisme : conversation avec Alain Damasio
Alain Damasio est un auteur de Science Fiction, l'un des plus doué de sa génération, que j'ai rencontré dans le cadre de la préparation de TEDxParis 2014. Il a donné sur la scène du Châtelet un talk mémorable disponible en vidéo. À l'occasion de l'ouverture de la nouvelle rubrique Futur, baptisée "C'est Demain", du HuffingtonPost, le site nous a proposé, Alain et moi-même, de publier une conversation sur le sujet du transhumanisme. En voici le contenu. L'évolution des nouvelles technologies, poussant l'homme à intégrer l'existence et l'assistance des robots, des machines à son quotidien, pour améliorer sa qualité de vie pose non seulement une question éthique, mais encore met en opposition l'humanisme et le transhumanisme. Cette coexistence a-t-elle ou doit-elle avoir ses limites? Notre avenir doit-il faut de nous des "très humains" ou des transhumains?
Michel Lévy-Provençal: Grâce au développement massif des sciences et des technologies, le XXe siècle a été le témoin d'une amélioration conséquente de notre qualité de vie dans la plupart des zones du globe. La mortalité infantile a, par exemple, été divisée par 100 en un siècle et par 30 en un demi siècle. Notre espérance de vie moyenne a été multipliée par 2. La démographie mondiale a doublé pendant ce même temps. Aujourd'hui j'ai 41 ans, au siècle dernier j'aurais probablement déjà succombé à une maladie virale, infectieuse ou lors d'un conflit armé. Le coût de production de nourriture par habitant, a diminué par 10.
Le taux d'alphabétisation est passé de 25% à 80%! Les bonnes nouvelles sont là. Amenées par la science et les technologies. Les trente dernières années ont montré qu'en particulier les sciences de l'information ont accéléré la cadence. Au point qu'aujourd'hui des pionniers, dotés de larges moyens, comme Elon Musk, Bill Gates, Richard Branson, Larry Page, Sergei Brin ou Mark Zukerberg investissent dans des projets technologiques dont l'objectif est de permettre à l'humanité des avancées radicales dans les 10 à 15 prochaines années. Ils travaillent à connecter deux milliards de nouveaux internautes et leur permettre d'accéder à l'éducation, en l'occurrence aux meilleures universités en ligne et à une nouvelle économie.
Parce que notre planète est baignée d'un rayonnement solaire capable, en seulement 90 mn, de générer l'énergie nécessaire à toute l'humanité pendant un an, ils élaborent de nouveaux procédés d'extraction et de stockage d'énergie propre, solution qui permettrait à moyen terme de transformer nos économies de la ressource rare en une économie de l'abondance. Dans le domaine de la santé, ils développent des outils d'autodiagnostics à base de biotechnologies et d'intelligence artificielle permettant d'analyser et bientôt soigner plus facilement et à moindre coût. Dans les quinze prochaines années, la vie des plus pauvres devrait être améliorée plus vite qu'à n'importe quel moment dans l'Histoire de l'humanité.
Alain, je sais tes réticences à l'égard du tout technologique, en particulier à l'époque où, comme le dit Marc Adreesen, "The software is eating the world". Je connais tes mise-en-garde à propos de l'évolution radicale des technologies de l'information, notamment quand celles-ci touchent au vivant. Mais, ne penses-tu pas que l'Homme embrassera cette nouvelle révolution avec enthousiasme car elle promet ce qu'aucun ne pourra refuser pour soi ou pour ses enfants: repousser les limites de notre propre mort?
Alain Damasio: Ton optimiste technologique fait du bien, en ces temps un peu crépusculaires où l'on a du mal à se projeter positivement vers l'avenir. C'est même à mon sens l'un des combats majeurs à mener, pour des écrivains de science-fiction comme moi, et pour les citoyens actifs et militants que ces enjeux touchent, que de proposer un futur qui renoue avec l'horizon du désirable, un futur qui fasse envie. Merci pour ça et pour rappeler quelques avancées culturelles magnifiques.
Simplement, j'ai le sentiment que ce futur technophile qu'on nous fait fantasmer, que GAFA (moi j'écris ça "Gaffe à!") et les transhumanistes nous vendent -et avec lequel on formate doucement nos imaginaires, il est trop intimement noyauté par des logiques capitalistes pour être crédible.
Les Transhumanistes sont d'assez bons rhéteurs, qui tentent de masquer les sauts anthropotechniques qu'ils préparent dans un discours de la simple continuité. Vous portez des lunettes? Vous êtes déjà un transhumain! Rien de neuf! Nous ne faisons que porter l'évolution naturelle de l'homme vers une hybridation techno de plus en plus fine!
La vérité est qu'il y a des ruptures qualitatives très nettes. Elles touchent à l'eugénisme, au choix si toxique du sexe de son enfant (pensons aux impacts en Chine et en Inde où vivent 40% des terriens), au corps-à-corps avec le monde, au refus rationaliste du hasard précieux, à la liberté du vivant, à ce qui fait de nous des hommes : la fragilité, clé de la sensibilité et de l'empathie à autrui, la vulnérabilité, le vieillissement vécu qui nous change, qui nous mûrit, qui nous grandit. Le fait de ne pas tout contrôler, qui nous rend vif et nous met en mouvement, en authentique et intime mouvement.
La question que je me pose est: la technologie actuelle continue à nous hominiser, certes, elle l'a toujours fait, c'est notre grandeur même -mais contribue t-elle à nous humaniser? Les surpouvoirs qu'on recherche, et que le transhumanisme veut pousser à l'extrême, ne se paient-ils pas d'une dégradation de notre puissance de vivre et d'agir directement, sans délégation aucune, par nous-mêmes? Est-ce que ce qui est en jeu dans cette lutte qui s'annonce entre le très-humain et le transhumain, ce ne serait pas notre capacité d'autonomie et d'émancipation? L'augmentation de pouvoir (le "faire faire") n'est qu'un gimmick ("mon frigo me signale que le lait est périmé": WTF?), si notre puissance intérieure (le "faire") décline en proportion inverse.
Il n'y a qu'une société sécuritaire et computative comme la nôtre qui peut considérer comme un absolu que la durée de vie vaut davantage que sa qualité!
Le transhumanisme est une solution hâtive et inégalitaire pour des problèmes que notre émancipation propre doit affronter. C'est vouloir le pouvoir, trivialement, quand il faut rechercher la puissance. Cette puissance que des technologies douces comme l'éducation, la formation, la culture peuvent nous faire atteindre beaucoup plus profondément -et avec un bonheur infiniment plus ample.
Michel Lévy-Provençal: Je suis convaincu par ton argument consistant à opposer puissance et pouvoir. En nous promettant pouvoir, les technologies aujourd'hui réduisent notre puissance. Cet argument me parle comme une grande partie de ma génération et celles qui ont suivi (les Y et Z). Je t'invite à ce sujet à lire le dernier livre de Guy Birenbaum, "vous m'avez manqué" que je referme et qui raconte sa descente dans les enfers de la dépression accélérée par le Web et les réseaux sociaux. Mais malheureusement ton argument ne passe pas le crash test de la réalité banale et quotidienne. Je ne connais personne capable de cette distance face à la peur de la mort. Qui, face à sa maladie ou celle de ses proches, acceptera une vie "finie" mais "intense et riche". Je ne suis pas sûr que Rimbaud ou Van Gogh aurait accepté de mourir s'ils avaient eu le choix ? Le but de toute vie n'est-il pas de croitre et de se perpétuer ? Nous acceptons, comme le dit de façon provocatrice Laurent Alexandre, de devenir des Cyborgs, quand nous sommes prêts à implanter des cœurs artificiels Carmat, pour éviter de mourir.
Alain Damasio: Précisément: la vie veut croître et se perpétuer, c'est-à-dire créer, elle ne veut pas forcément durer. Nietzsche voyait même dans cette pulsion de conservation un symptôme de décadence. Tu postules, comme L. Alexandre, un automatisme culturel visant l'allongement à tout prix de l'existence, que je veux justement questionner. Qui veut durer? Ce sont essentiellement les hommes de pouvoir. Veut-on d'un monde où l'on supportera la névrose Sarkozy 300 ans? Veut-on voir Poutine envahir la Pologne en 2092 parce que les médecins transhumanistes l'auront maintenu 140 ans? Qui bénéficiera de la biogénétique? Les dictateurs, les fous de pouvoir, les milliardaires tordus, les maniaques de l'ego: les Kim Jong Il, les Zuckerberg, les Netanyahu, etc!
Michel Lévy-Provençal: Une nouvelle révolution copernicienne est en cours. Avant de devenir les Homo Sapiens que nous sommes, nous avons évolué en près de 25 espèces différentes et il n'y a aucune raison que cela ne s'arrête aujourd'hui. Quelle arrogance que de croire notre espèce si parfaite, qu'elle s'est arrêtée d'évoluer aujourd'hui? Nous sommes entrés depuis des millénaires, dans une nouvelle ère géologique: l'Anthropocène. Comme tu le dis très bien, je m'interroge sur le fait que l'Homme est aussi en train de changer d'espèce et que le XXIe siècle soit le moment précis de la bascule.
Progressivement les biotechnologies, les nanotechnologies, les technologies basées sur les sciences de l'information et les sciences cognitives vont "réparer" puis "augmenter" les défaillances du vivant. La pression sociale sera trop forte pour résister à l'avènement de ces pratiques, parce que la peur de la mort est indépassable, en vrai et au quotidien, pour la plupart d'entre nous. Il est donc probable que dans le siècle, nous aboutissions, de proche en proche, de cycles courts en cycles courts, à la création d'êtres hybrides qui pourront héberger notre mémoire, notre psyché et prolongeront nos "vies" si précieuses à nos yeux.
Cette perspective est fascinante et effrayante à la fois: la possibilité d'une vie éternelle. Dans cette hypothèse, la seule façon qui nous sera donnée de mourir sera le suicide. La grande révolution du siècle pourrait être celle du choix face à notre propre mort. Le suicide serait alors l'aboutissement d'une maladie que l'on connait déjà et qui, on le voit dans nos sociétés les plus riches et les plus avancées technologiquement, se développe massivement: la dépression. Ainsi l'épidémie de la fin du XXIe ne sera plus le Cancer, mais la dépression. Une maladie de l'âme, une absence de goût pour la vie, une perte de désir, car le désir est au coeur de notre affaire... Sans mort, difficile d'imaginer le désir. Puissance, désir, voilà ce que les Transhumains attaquent, probablement sans le savoir. Ils oublient que le désir porte la mort en son sein. L'humanité avance tranquillement vers un Transhumanisme de confort par peur de la mort.
Mais le couple Eros et Thanatos est un modèle de Psyché conçu à l'heure où la mort n'était pas dépassable. Peut-être que sur ce point, une nouvelle révolution copernicienne sera aussi nécessaire? Je parle de la réinvention même de notre propre Psyché, par les artistes, les philosophes, les scientifiques,... les Freud et Lacan du prochain siècle. Ne serait-elle pas la seule issue possible à cette épidémie de dépression que le XXIème siècle nous prépare?
Alain Damasio: Ta question est très belle et touche au lien entre le désir, la mort et les conforteresses qu'on s'aménage. La Dépression pousse bien sûr l'épaisseur des moquettes. Je vais te donner ma vision: il me semble que pendant des millénaires, l'être humain s'est construit par son affrontement à ce qui n'était pas lui, et le menaçait -l'altérité: les animaux sauvages, les maladies, le froid, les éléments, la famine, l'absence de ressources... Et la technique a été cette réponse prodigieuse pour hominiser le monde, le rendre habitable pour nous, quitte à détruire l'écosystème à notre profit.
La technologie nous a permis d'inventer ce que survivre pouvait être. Aujourd'hui, depuis disons 50 ans, nous avons à inventer, en pays développé, ce que vivre peut être.
Vivre sans le risque quotidien de mourir. Vivre sans cet aiguillon irremplaçable de la survie. Habiter un monde trop-humain, abrité dans nos technococons, saturé de protections, obnubilé par la sécurité, emmailloté dans des couches toujours plus denses et rassurantes d'écrans, de réseaux et de fusion communicante.
Tu as raison de souligner que la grande affaire humaine reste le désir. Une société de traces et de datas qui consacre la majorité de ses forces à se protéger, à chercher tous les moyens de ne pas vieillir, qui utilise la technologie essentiellement pour contrôler son environnement personnel (son rapport au monde, aux autres, ses amitiés, ses amours, sa sphère professionnelle, ses déplacements), que dit-elle d'elle?
La techno est notre miroir. Dedans, je ne vois pas l'homme ou la femme de la Renaissance Digitale que tu annonces, dont tu rêves, comme j'en rêve aussi. Je vois d'abord des corps dévitalisés qui tentent de s'orienter dans un monde de plus en plus liquide, insaisissble, molécularisé, compétitif, où ils ne sont que des particules, où la réactivité est reine, où le collectif qui nous aménageait un rôle est devenu le connectif du chacun-pour-tous et du quant-à-soi.
Ma technovigilance vient de là : de cette intuition que l'euphorie technophile, un peu forcée, qui nous accompagne et cherche parfois à nous faire rêver, masque mal une dévitalisation dangereuse. Un autre futur est possible. Qui passera par la techno certes, mais tout autant par une réinvention du vivre-ensemble, des liens directs, d'un écosystème humain et naturel bienveillant. Très-humain plutôt que transhumain, encore une fois.
La société de l'information est un miracle fabuleux. Internet nous a offert le monde, nous a ouvert aux savoirs immenses, à des cultures longtemps inabordables. La médecine nous sauve de plus en plus souvent de l'absurdité des morts subites. Oui!
Mais notre rapport aux technologies invasives est à travailler, à épurer, à déconstruire et à reconstruire -pour soi, avec les autres, en communauté, à l'échelle de la nation comme du monde. Tout s'articule.
Personnellement, je crois à un nouvel épicurisme technologique. À une façon de s'approprier comme de congédier les outils technologiques qu'on nous produit -à les utiliser avec la plus belle des sobriétés. Redonner place à l'humain, chaque fois que possible. Ne pas avoir peur d'être vulnérable et fragile. C'est ainsi qu'on se découvre vivant. N'utiliser que les technos indispensables, fertiles, qui nous ouvrent le monde, nous exposent, plutôt que de nous refermer dans la sécurité paresseuse des outils. Qui accroissent notre puissance de vivre, de créer, d'écouter et de transmettre plutôt que d'augmenter notre pouvoir, trivialement, en diminuant nos facultés sensibles et cognitives.
Tout un art de vivre est en train d'émerger, qui fera des réseaux un vrai support de liberté plutôt qu'une toile de plus en plus gluante où chacun de nous devient un puceron producteur de données pour des araignées de plus en plus avide de nos sangs numériques. Google n'est pas l'avenir de l'homme. Ni Amazon celui de la culture. Ni Facebook celui de nos socialités.
À nous de reprendre la main sur notre anthropoïèse. Les initiatives, locales, dispersées, résistantes, existent -on les médiatise mal, on les totalise difficilement comme tout ce qui est profondément en vie.
C'est l'Open source, généreux, partageur, joyeux. Ce sont les Creative Commons, qui offrent les textes sans les privatiser. C'est l'économie collaborative, le retour du gratuit, que les réseaux peuvent bien mieux qu'avant faire fleurir, essaimer, sporuler. C'est le financement contributif, qui fait naître des projets autrefois barrés. C'est la renaissance du Commun, du do-it-yourself, de la fabrication réppropriée de nos objets quotidiens. C'est la presse libre, autofinancée, frondeuse. Ce sont les webradios qui percent nos oreilles de façon inouïe. C'est tout ce qui viendra et auquel il faudra prêter une attention prodigue, sous les tirs nourris et fumeux d'une Gouvernance Algorithmique qui voudra se présenter comme seul avenir enviable! Debout les geeks!