3 histoires de leadership en situation de crise.
Intervention à Laval Virtual 2020.
La première histoire : le naufrage
“La première histoire, vous la connaissez peut-être, elle va peut-être faire appel à un souvenir d’enfance. C’est l’histoire vraie d’un équipage, une vingtaine de marins américains, qui sont à 5000 kilomètres des côtes chiliennes en plein milieu de l’Océan Pacifique, on est un jour de 1819. Ils se battent pour sauver leur navire qui prend l'eau après avoir percuté un cachalot. C’est une histoire vraie, qui a inspiré une œuvre que vous connaissez ? Moby Dick !
Le bateau s'enfonce et les marins se sauvent en embarquant dans trois baleinières. Vous imaginez la scène, la nuit tombe, la houle est sur le point de les submerger, mais ils tiennent. Ils sont à plus 15 000 km de chez eux, la terre la plus proche est à 1500km. Dans leur canot de sauvetage, à peine quelques jours de vivres, d’eau et de nourriture.
A ce moment-là le capitaine d’équipage est face à un problème de survie. Il sait que s’il continue vers la terre la plus proche, Ils peuvent atteindre les îles Marquises, ils ont assez de vivres pour cela. Mais l’équipage a plusieurs fois entendu parler de hordes de cannibales qui peupleraient l’île. Terrifiés à l’idée de finir dévorés vivants, ils cherchent désespérément d’autres options. Très vite ils s’aperçoivent que s’ils poursuivent leur course jusqu'au sud de l'Amérique, ils peuvent atteindre la terre ferme, mais le voyage durera beaucoup plus longtemps, ils manquent de vivres pour atteindre sereinement cette terre-là.
Face à ce dilemme, un court voyage vers les cannibales ou un long voyage au risque de manquer de vivres, l’équipage terrorisés à l'idée de rencontrer les cannibales va faire le choix du plus long voyage et d’une économie drastique des vivres. Deux mois passent, et par chance, un bateau croise les baleiniers en plein océan. La moitié de l'équipage est secouru. L'autre moitié a péri. Que s’est-il passé pendant ces deux mois de navigation vers le sud du continent. La moitié de l’équipage qui a survécu a consommé les vivres en quelques jours seulement, et plutôt que de se laisser mourir de faim les survivants ont fini par se nourrir des cadavres de leur congénères...
Terrifiés par les cannibales, ils avaient choisi la voie la plus difficile, mais la moins effrayante. La peur des cannibales, même imaginaire, était plus grande que celle d’une possible famine... La pire des peurs leur avait fait prendre la pire des décisions. La peur n’est jamais de bon conseil.
La seconde histoire : Jim Stockdale
La seconde histoire, très courte, que j’aimerai vous raconter, est celle de l’amiral américain Jim Stockdale qui dans les années 60 était pilote pendant la guerre du Vietnam. Il a été abattu au-dessus du Vietnam et fait prisonnier et envoyé 7 ans et demi dans le célèbre camp de prisonniers de Hanoi Hilton (dont un film a été tiré dans les années 80). Stockdale a dû subir d'horribles tortures, des dizaines de fois, et il a dû faire des choses horribles pour survivre. Quand il est sorti, ils lui ont
demandé quelle était la différence entre les gens qui avaient réussi à s’en sortir et ceux qui n'avaient pas réussi. Sa réponse a été : « C'est facile ! Les gens qui n'ont pas réussi à s’en sortir étaient les optimistes. Les optimistes disaient : On sera à la maison à Noël. Et puis Noel venait et non ils ne rentraient pas. Puis on sera de retour à Pacques... Et puis non, etc... Jusqu’à ce qu’ils finissent par mourir de désespoir. Ceux qui s'en sont sortis sont ceux qui n'ont jamais confondu la foi totale en leur capacité à survivre à la fin, ce qui est quelque chose qu’on ne peut jamais se permettre de perdre, avec la discipline nécessaire pour affronter la réalité la plus crue et la plus brutale. »
Voyager dans le temps
Je vais vous faire un aveu, cela fait dix ans que je fais des conférences en commençant pas dire nous vivons une période unique de l’Histoire de l’Humanité, que je parle d’exponentielle, de la phase d’accélération sans précédent que nous vivons. J’en ai eu marre de répéter ça, j’ai arrêté parce que ça y est tout le monde le sait. Le sujet n’est plus le constat ! Notre sujet aujourd’hui c’est l’action. Quelle action, quelle attitude, quel leadership devons-nous adopter ?
Alors, je ne suis pas là pour donner des leçons. Je vis cette crise avec la même boule au ventre que vous. Je me suis fait tester hier, comme beaucoup, parce que j’ai des symptômes qui durent et je ne sais pas ce que demain sera.
En revanche je peux m’y préparer. Imaginez un instant que nous ayons accès à une machine à voyager dans le temps. Imaginons... Nous sommes en mars 2019 et nous avons la possibilité de voir ce qui va se passer en mars 2020. Vous imaginez un instant la réponse que nous aurions pu avoir face à la crise que nous vivons aujourd’hui si nous avions pu voir 1 an seulement dans le futur ? Les masques, les tests, le confinement... Vous allez me dire, mais évidemment c’est facile, une machine à voyager dans le temps ça n’existe pas.
Et pourtant cette machine, elle existe. Et nous en avons une, chacun d’entre nous. L’un des premiers à l’avoir découvert et utilisé dans le monde économique pour gérer l’entreprise qui l’employait, était un français.
La troisième histoire : Pierre Wack
On est en 1965 à la Royal Dutch Shell la compagnie pétrolière néerlandaise est florissante. A l’époque un hurluberlu, français, Pierre Wack met en place une stratégie basée sur des scénarios prospectifs. L’idée de Wack est simple. On ne peut pas prédire le futur, mais on peut se préparer à différents scénarios plus ou moins probables et identifier des plans d’action. En plusieurs décennies Pierre Wack va régulièrement organiser des sessions de scenario planning, parfois des scénarios totalement loufoques, pour doter l’entreprise de plan d’action associé. Deux fois Pierre Wacq va réussir à littéralement sauver Shell de la faillite en anticipant les deux crises pétrolières de 1973 et 1979.
50 ans plus tard cette pratique, de scénario planning, qui utilise une ressource que nous avons tous : notre imagination ! cette pratique est une évidence dans toutes les entreprises innovantes, particulièrement les GAFAS. La grande différence entre une organisation (quelque soit sa taille d’ailleurs) qui fait du scénario planning et celle qui n’en fait pas est une question d’état d’esprit. Une organisation qui fait du scénario planning ne voient pas le futur avec les yeux du présent, elle tente de voir le présent depuis les yeux du futur ! Voir le futur depuis le présent c’est considérer demain comme un risque. Voir le présent depuis des scénarios possibles du futur c’est anticiper les risques mais surtout profiter des opportunités et mettre en place des plans d’action possibles associés à tous les scénarios imaginés. Ça demande de l’imagination, de l’énergie, du travail. Mais quel est le résultat quand on n’en fait pas !
Conclusion
Qu’est- ce que nous disent ces trois histoires ? Que ce soit à l’échelle de l’individu, de la famille, de l’entreprise, du village, de la ville, du département, du pays, du continent ou du monde ?
D’abord celle de Moby Dick ? Que la peur est la moins bonne des conseillères. Apprenons à comprendre nos mécanismes cognitifs, nos biais particulièrement en temps de crise, qui nous font parfois prendre des mauvaises décisions parce que notre physiologie nous trahit. Nous sommes des animaux émotionnels, ne l’oublions pas, acceptons le pour mieux dépasser certains de nos reflexes : je pense à l’égoïsme, au repli, au refoulement de la réalité de notre interdépendance...
Ensuite celle de l’amiral Stockdale : que l’optimisme aveugle est tout autant destructeur. Notre Système II, celui qui nous fait réfléchir et non réagir, comme le dit Daniel Kanheman, prix Nobel d’économie, est à rude épreuve en période de crise. Que ce soit par excès de peur ou excès d’optimisme. Regardez nos réactions face au premier possible remède ? On veut croire aux miracles en oubliant tous les principes qui fondent la Sciences. La rationalité a un cout cognitif qu’en période de crise on a du mal à accepter... Et qu’il nous faut accepter...
Enfin, l’histoire de Pierre Wack nous rappelle bien sûr qu’il n’est pas possible de prédire le futur. Mais que nous avons tous la possibilité d’anticiper les futurs possibles, de nous y préparer et de choisir de notre réponse, en conscience, de façon rationnelle. Cela nous demande de développer une habitude : imaginer, croiser les tendances, regarder les faits tels qu’ils sont et agir de manière rationnelle en acceptant toutes les incertitudes que nous pouvons connaitre à un instant donné. C’est ce qu’on attend d’un leader aujourd’hui. On ne lui demande pas de connaitre le futur, mais d’anticiper les scénarios possibles. On ne lui demande pas non plus d’avoir toujours raison, mais de dire la vérité...
Nous sommes confrontés à un moment extrêmement brutal, pour notre système de santé, notre économie, notre équilibre social... Les inégalités qui se creusent pourraient être aggravées par l'impact de la pandémie. Les perspectives à long terme de notre industrie, du secteur du tourisme, de l'événementiel et même de notre éducation, sont sombres ! Si on les voit depuis le présent ! Mais si nous affrontons ces scénarios, en travaillant avec notre imaginaire, avec disciplines et sans craintes, nous pouvons agir sur le présent. Et alors, s’accrocher à la foi totale que nous finirons par l'emporter. Et ce ne sera pas le fruit d’un optimisme naïf, mais d’un vrai travail de leadership collectif.”