Bienvenue dans l'ère de la fluidité des normes.

Après une décennie d'activisme dans le monde professionnel, de nombreuses grandes entreprises ont, en l’espace de quelques semaines, drastiquement réduit, voire supprimé, leurs programmes de diversité, d’équité et d’inclusion, communément appelés DEI. C'est le cas aux États-Unis pour des géants tels que Meta, Amazon, McDonald's, Ford et Walmart. En France, on commence à observer le même phénomène.

Dans son ouvrage Right/Wrong: How Technology Transforms Our Ethics, Juan Enriquez affirme que la technologie ne se contente pas de transformer nos outils ou nos modes de production : elle redéfinit en profondeur notre conception du bien et du mal. Selon lui, l’accélération exponentielle des innovations bouscule nos normes morales et fait évoluer nos valeurs à une vitesse inédite. Ce qui était considéré comme moralement acceptable hier peut être remis en question aujourd'hui, et inversement. Historiquement, ces changements éthiques s'opéraient sur de longues périodes. L’abolition de l’esclavage, par exemple, a nécessité des siècles pour passer d’une norme largement admise à un principe universellement condamné. De même, l’homosexualité, longtemps criminalisée dans de nombreux pays, a mis des décennies avant d’être reconnue et protégée par la loi dans une grande partie du monde.

Enriquez voit dans la technologie un catalyseur accélérant ces bouleversements, transformant les institutions et redéfinissant nos critères de justice et d’injustice. Il cite l’exemple de la révolution génétique qui ouvre la porte à des transformations inédites du génome humain et soulève de nouveaux dilemmes éthiques. Ce qui relevait encore récemment de la science-fiction devient peu à peu une réalité, obligeant la société à redéfinir les frontières du moralement acceptable en matière d’intervention sur la vie.

L’auteur soutient que l’évolution fulgurante des technologies et leur influence croissante sur nos usages et nos valeurs entraînent une volatilité sans précédent de nos repères moraux. Il suffit de quelques années seulement pour que des principes moraux s’inversent ! Cette instabilité se traduit également par une hyper-volatilité des orientations politiques et publiques. Les alternances gouvernementales peuvent désormais entraîner des revirements majeurs en un temps record, rendant le paysage politique de plus en plus imprévisible. Depuis quelques semaines, cette instabilité morale et éthique semble s’exacerber sous nos yeux.

En définitive, nous entrons dans l'ère de la fluidité des normes. Face à ce phénomène, il est logique que la société se polarise à l'extrême, sauf à trouver un terrain d'entente au-delà de l'affrontement. Pour y remédier, nous n’aurons d’autre choix que de cultiver le dialogue, d’accepter le relativisme qui en découle et de développer une hyper-agilité morale, c'est-à-dire une capacité à appliquer des principes moraux de manière nuancée selon le contexte, sur des périodes de plus en plus courtes.

C'est un défi que l'humanité n'a encore jamais connu.

Article publié dans Les Echos le18 février 2025.