Comment se préparer à l’Intelligence Artificielle Générale ?

 

Version podcast (en anglais)

Et si l’AGI était déjà là ?

Loin du scénario rassurant où l’intelligence artificielle ne ferait que transformer l’emploi sans le détruire, cet article explore une hypothèse radicale : l’IA générale pourrait bouleverser notre société bien plus vite que prévu.

Dans un futur proche, elle remplacerait la majorité des tâches humaines, entraînant la fin du travail tel que nous le connaissons. Résultat : concentration du capital, explosion des inégalités, montée des tensions sociales et instabilité politique.

Comment éviter ce chaos ?

Comment la France peut miser sur ses forces pour se préparer à un tel scénario ? Que devient une société où le travail disparaît ?

Cette hypothèse n’est peut-être pas la plus probable, mais si elle devenait réalité, mieux vaudrait s’y préparer dès aujourd’hui.

Résumé

L'avenir de notre société face à l'Intelligence Artificielle Générale (AGI) suscite de nombreuses interrogations. Le scénario consensuel, le scénario "fantôme", prévoit une transformation progressive du marché du travail plutôt qu'un effondrement. Les précédentes révolutions technologiques n'ont pas détruit l'emploi mais l'ont transformé, et les premières données sur l'IA confirment cette tendance.

Cependant, un scénario plus radical mérite notre attention. Dans cette perspective, l'AGI pourrait déjà être parmi nous, avec des modèles comme O1 Pro d'OpenAI affichant des performances équivalentes à un QI de 125. Cette réalité émergente pourrait transformer radicalement notre civilisation, non pas par l'avènement d'une superintelligence consciente, mais par la généralisation d'une intelligence artificielle capable d'élaborer des plans et de poursuivre des objectifs de manière autonome.

Dans ce scénario radical, le "scénario de l'ère post-travail", la France des années 2030 fait face à une transformation économique majeure. Dépendante des technologies étrangères, elle voit son tissu économique profondément bouleversé. Les grandes entreprises externalisent massivement leurs processus à des IA "cloudisées", tandis que le capital se concentre entre les mains d'acteurs globaux. L'emploi s'effondre, touchant particulièrement la classe moyenne, et le système de protection sociale vacille.

Face à cette situation, la mise en place d'un revenu universel s'avère insuffisante, faute de ressources adéquates. Des tensions sociales émergent, alimentant l'instabilité politique et la montée du populisme. L'État-providence s'effrite, conduisant à une quasi-guerre civile dans certaines régions.

Pour éviter ce scénario, le texte propose une stratégie alternative pour la France de 2025. Plutôt que de chercher une impossible souveraineté totale, le pays devrait adopter une approche d'interdépendance intelligente. Cela implique d'exploiter les solutions technologiques existantes tout en développant des alternatives open source, de se positionner comme hub de données stratégiques, et de maîtriser certaines infrastructures critiques.

Cette stratégie nécessite également une refonte de l'administration publique par l'IA, une dérégulation contrôlée pour favoriser l'innovation, et le rejet des tentations protectionnistes. Même si ces mesures ne garantissent pas une transition parfaite vers l'ère post-travail, elles pourraient permettre à la France de maintenir une position stratégique dans le nouvel ordre technologique mondial.

Bien que ce scénario ne soit pas le plus probable, sa simple possibilité justifie une réflexion approfondie sur nos choix actuels. Le véritable défi réside dans la préparation à cette transformation potentielle de notre société, où la majorité des humains pourraient ne plus exercer d'activité professionnelle traditionnelle.

Introduction

Le scénario fantôme

Le premier scénario qui vient à l'esprit lorsqu'on s'interroge sur l'avenir de notre société à l'ère de l'IA est celui qui fait consensus parmi les experts. Il correspond à ce que l'on appelle dans la pratique de la prospective stratégique : un scénario fantôme.

En effet, la plupart des économistes considèrent peu probable un effondrement généralisé de l'emploi sous l'effet de l'automatisation. Les précédentes révolutions technologiques (mécanisation, informatique) ont certes entraîné la disparition de certains métiers, mais elles ont également favorisé l'émergence de nouvelles professions, aboutissant à davantage de transformations qu'à des suppressions nettes à long terme. Les premières données sur l'IA confirment cette tendance : selon l'OCDE, l'emploi global ne montre pas de signes de contraction dus à l'automatisation. En effet, les technologies transforment et créent des emplois au moins autant qu'elles en détruisent. Une étude du Forum économique mondial prévoit même un solde positif d'environ 78 millions d'emplois créés d'ici 2030 (170 millions de nouveaux postes contre 92 millions supprimés), grâce aux évolutions technologiques et économiques, IA incluse.

Bien sûr, le consensus souligne que de nombreux métiers seront profondément transformés et que certains postes fortement routiniers ou analytiques pourraient disparaître. Par exemple, une analyse de Goldman Sachs estime que l'IA générative devrait stimuler la productivité et la croissance économique, avec une augmentation potentielle de 7 % du PIB mondial sur 10 ans, tout en générant de nouveaux métiers qualifiés. D'ailleurs, on observe déjà l'émergence de professions inédites. De plus, l'IA sert souvent d'outil pour accroître l'efficacité des employés plutôt que de les remplacer totalement.

Par conséquent, les projections suggèrent une transition progressive, marquée par des restructurations sectorielles. Certaines fonctions sont amenées à décliner (ex. : saisie de données, support administratif simple), tandis que d'autres connaîtront une forte croissance (ex. : analyse de données, développement d'IA, métiers créatifs difficilement automatisables, services à la personne, etc.).

En résumé, dans ce scénario fantôme, le véritable défi ne réside pas dans un cataclysme soudain, mais plutôt dans l'adaptation des compétences et des modèles sociaux.

Toutefois, l'intérêt de la prospective stratégique est précisément d'examiner les hypothèses les plus disruptives, celles qui vont à l'encontre du consensus et surprennent lorsqu'elles se réalisent.

C'est pourquoi cet article se projette dans un scénario radicalement opposé à celui habituellement présenté par les experts.

 

Et si l’AGI était déjà là ?

Quittons le scénario fantôme et situons-nous à présent dans un futur proche pour envisager une situation de rupture où l’AGI s’est démocratisée et a largement transformé la société et l’économie.

Affirmer que l'Intelligence Artificielle Générale (AGI) est déjà parmi nous pourrait sembler provocateur et vous dissuader de poursuivre la lecture de cet article. De même, envisager l'arrivée imminente d'une AGI capable de remplacer 90 % des tâches humaines pourrait paraître hâtif. Selon certains spécialistes, bien que les IA génératives récentes accomplissent un nombre croissant de fonctions cognitives et progressent rapidement, ils prévoient que l'émergence de l'AGI se situe encore à plusieurs décennies. D'autres pensent même qu'elle pourrait ne jamais se réaliser pleinement. Toutefois, cette question est avant tout une affaire de définition. Quand on discute des progrès futurs en intelligence artificielle, les termes AGI et ASI (Intelligence Super-Artificielle) sont fréquemment mentionnés comme des jalons plus ou moins réalisables, selon les opinions des différents experts du secteur.

Ces acronymes désignent des formes d'IA capables de raisonner de manière générale, voire de surpasser l'intelligence humaine. La faisabilité de telles avancées fait l'objet de débats : tandis que certains doutent de la possibilité d'évoluer vers une telle intelligence, d'autres réfutent l'idée d'une conscience artificielle, arguant que l'IA ne possède ni émotions, ni sentiments. Cependant, cette considération est secondaire. L'essentiel est de se concentrer sur le niveau d'intelligence que les machines peuvent atteindre et le délai dans lequel elles y parviendront. Par ailleurs, certains prétendent que l’intelligence est intrinsèquement liée à la conscience. Cette affirmation est fausse. La conscience n'est pas une condition sine qua non pour une intelligence extrême. La nature offre de multiples exemples d'intelligences sans conscience, que ce soit chez les plantes ou dans certains mécanismes inconscients du cerveau humain.

En réalité, Il ne faut pas attendre le niveau d’ASI (une IA dotée de conscience d’elle-même) pour que cela change radicalement notre civilisation. Ce qui la transformera profondément, c’est déjà l’AGI : une intelligence artificielle générale capable d’élaborer des plans, de mémoriser sur le long terme et de poursuivre des objectifs — qu’ils soient fixés par l’homme ou qu’elle définisse elle-même, voire redéfinisse de façon autonome.

D’ailleurs, un cap a déjà été franchi. Certaines IA, comme le modèle O1 Pro d’OpenAI, affichent des performances équivalentes à un QI en moyenne de 125, surpassant ainsi l’intelligence d’au moins 95 % de la population mondiale. À l’échelle de quelques mois, des modèles de nouvelle génération (tels que GPT-5) pourraient dépasser un QI de 140, renforçant ainsi l’idée que l’intelligence artificielle générale est en fait déjà une réalité !

Dès lors, la question essentielle ne réside plus dans le débat sur la possibilité ou l’impossibilité de l’intelligence surhumaine, mais bien dans la place que l’humanité occupera dans une société où l’AGI est déjà intégrée.

Comment cette révolution affectera-t-elle notre économie, nos structures sociales, notre vie politique ? Quelles stratégies la France peut-elle adopter pour anticiper cette transformation majeure ? Et surtout, quelles actions concrètes pouvons-nous entreprendre dès aujourd’hui ?


Un scénario radicalement disruptif.

Cet article propose d’explorer un scénario radicalement disruptif. Il nous projette plusieurs années dans le futur, dans un exercice de pensée où l’AGI s’est démocratisée et où le travail humain a progressivement disparu… Nous appellerons ce scénario : « Le scénario de l’ère post-travail ».

À l’ère post-travail, les IA sont capables d’assurer des tâches de production, d’analyse et de gestion avec une efficacité inégalée. Elles remettent en question le rôle du travail humain dans la création de richesse et posent la question de la place de l’humain dans une économie où la productivité repose de moins en moins sur son intervention.

L’automatisation totale de nombreux métiers conduit à une transformation radicale des dynamiques économiques. Dans cette perspective, les chaînes de production industrielles, pilotées par des systèmes d’apprentissage profond et des robots autonomes, fonctionnent avec une rapidité et une précision qui dépassent largement celles des travailleurs humains. Dans le domaine de la logistique, les flottes de véhicules autonomes et les entrepôts robotisés suppriment la nécessité d’une main-d’œuvre massive. Même les services à forte valeur ajoutée, comme la finance ou la médecine, ont progressivement été intégrés dans des systèmes d’IA capables d’évaluer des situations complexes et de proposer des solutions optimisées.

Les nouvelles formes d’activité humaine ne reposent plus uniquement sur la production matérielle ou la prestation de services. Les domaines créatifs, les interactions sociales et la gestion des dynamiques humaines sont devenus des axes où l’humain conserve encore une pertinence relative. Cependant, cette transition pose de nombreuses questions économiques et sociales : qui bénéficie des richesses générées par ces systèmes ? Comment redistribuer la valeur créée par des machines indépendantes de l’effort humain ?

Robin Hanson, dans son ouvrage « The Age of Em: Work, Love, and Life when Robots Rule the Earth » dès 2016, avait proposé un scénario où l’économie est dominée par des copies numériques de cerveaux humains, appelées « ems » (emulations). Dans ce monde hypothétique, ces entités, reproduites à l’infini et fonctionnant à des vitesses bien supérieures à celles des humains biologiques, prenaient en charge l’ensemble des tâches productives, rendant ainsi l’intervention humaine largement obsolète.

Les « ems » pour Hanson, sont capables de réaliser des tâches complexes avec une efficacité maximale et peuvent être instantanément dupliqués ou supprimés selon les besoins économiques, optimisant ainsi l’utilisation des ressources. Cette perspective pousse à l’extrême la logique d’automatisation actuelle, dans laquelle les systèmes d’intelligence artificielle sont de plus en plus capables d’assumer des fonctions autrefois réservées aux travailleurs humains. L’idée fondamentale de « The Age of Em » repose sur le fait que la valeur économique d’un individu peut ne plus résider dans son travail manuel ou intellectuel, mais uniquement dans sa capacité à être reproduit sous forme numérique…

Dans une économie où la rapidité et la reproductibilité sont les critères dominants, la place des humains biologiques est marginalisée sans réel pouvoir décisionnel. Ce scénario radical invite à une réflexion sur les modèles de gouvernance et les systèmes de redistribution des richesses dans un monde où le travail aurait disparu.

 

Le scénario de l’ère post-travail  

Projetons-nous à présent dans la situation suivante. L’émergence de l’IA générale (AGI) au début des années 2030 a marqué un tournant dans l’organisation économique mondiale, et la France n’a pas échappé à cette transformation. En l’espace de cinq ans, le pays a vu son modèle économique changer radicalement, s’adaptant tant bien que mal à une réalité où les capacités productives de l’IA surpassent largement celles du travail humain. Cette période a été caractérisée par une dépendance accrue aux technologies étrangères, une réorganisation profonde des mécanismes de redistribution et l’émergence de nouveaux secteurs économiques où l’humain conserve une certaine valeur.

 

Concentration du capital et logique de rente.

Dès les premières années suivant l’avènement de l’AGI, la dépendance technologique de la France s’est accentuée. Incapable de rivaliser avec les géants américains et chinois en matière de puissance de calcul, de formation des modèles IA et d’infrastructures cloud, les entreprises françaises ont dû louer massivement l’usage d’intelligences artificielles développées principalement outre-Atlantique. Cette externalisation s’est traduite par un transfert économique significatif vers ces pôles de puissance, reléguant la France au statut de consommateur de services IA plutôt que producteur.

Dans ce contexte, les grandes entreprises françaises ont adopté une stratégie d’externalisation massive de leurs décisions et de leurs processus de production à des IA « cloudisées ». Ces outils, développés par des entités étrangères, ont optimisé l’efficacité et la rentabilité des grandes firmes françaises, mais au prix d’une perte de contrôle sur leur cœur stratégique. La propriété des infrastructures clés (serveurs, plateformes IA, centres de données) s’est progressivement concentrée entre les mains d’acteurs globaux, menaçant l’indépendance économique du pays.

Parallèlement, un phénomène de concentration du capital s’est amplifié. Les actionnaires des grandes entreprises, notamment les fonds souverains et les investisseurs institutionnels, ont bénéficié d’un effet de rente colossal. Grâce aux gains de productivité permis par l’AGI, les dividendes ont explosé, mais ces profits sont restés largement captés par une minorité d’acteurs, en l’occurrence américains et chinois. Cette logique de rente a été accentuée par le rachat progressif des entreprises françaises par des capitaux étrangers, réduisant la capacité du pays à peser dans les décisions stratégiques mondiales.

  

Impossible redistribution.

L’impact le plus immédiat de l’AGI sur le marché du travail français a été l’érosion massive du salariat. Entre 2030 et 2035, la majorité des postes dans l’industrie, la logistique, la finance et les services administratifs ont été automatisés. Seuls quelques secteurs ont résisté à la vague d’automatisation, notamment la culture, le tourisme, l’artisanat de luxe et les services à la personne. Dans ces domaines, la valeur ajoutée humaine a continué à jouer un rôle central, principalement pour des raisons culturelles, sociales ou émotionnelles.

Face à cette transformation brutale, le gouvernement français a été contraint de mettre en place un revenu universel afin d’éviter un effondrement du pouvoir d’achat et une montée incontrôlable des tensions sociales. Ce revenu, financé par une combinaison de taxes sur l’automatisation, une TVA renforcée et la captation partielle des rentes des grandes entreprises, a permis de stabiliser la consommation intérieure et d’assurer un minimum vital à la population.

Toutefois, ce modèle de redistribution a creusé un fossé entre une élite économique détenant les infrastructures technologiques et les flux financiers mondiaux, et une majorité de la population vivant principalement de transferts sociaux et de petits emplois dans des niches économiques non automatisées. L’augmentation des inégalités s’est accompagnée d’un débat politique intense sur la manière de réguler cette nouvelle économie, certains prônant une taxation plus agressive des multinationales de l’IA, tandis que d’autres défendaient une approche plus libérale pour attirer des investissements et éviter la fuite des talents.

Avant la révolution, certaines voix s’étaient prononcées pour l’instauration d’un revenu universel. Par exemple, Sam Altman, le patron d’OpenAI, estimait que l’IA pourrait générer assez de richesse pour verser à chaque adulte un revenu annuel de 13 500 $ autour de 2030. Ce type de dispositif n’a été possible que dans les économies qui ont largement capitalisé sur l’IA et bénéficié des retombées économiques de cette transition. Ce n’a malheureusement pas été le cas de la France…

 

L’économie de niche.

Alors que la majorité des activités productives ont été automatisées, certains secteurs ont maintenu un rôle important dans l’économie française, bénéficiant soit d’un statut culturellement protégé, soit de contraintes technologiques ou réglementaires limitant leur automatisation complète.

La France, en tant que destination mondiale de premier plan, a conservé une place stratégique dans le tourisme et le patrimoine. La gastronomie, la mode, le vin et l’art de vivre ont continué à attirer des visiteurs, bien que l’automatisation ait remodelé ce secteur. Des navettes autonomes, des systèmes de gestion IA des flux touristiques et des expériences immersives en réalité augmentée ont permis de fluidifier et optimiser l’accueil des touristes, tout en réduisant le besoin de main-d’œuvre.

Alors que les grandes exploitations agricoles ont été totalement automatisées grâce à des robots, des systèmes d’irrigation IA et des fermes verticales gérées algorithmiquement, certains agriculteurs ont trouvé un positionnement stratégique en misant sur des produits haut de gamme et labellisés. Le bio, les AOC et les produits artisanaux ont connu une croissance relative, répondant à une demande de niche pour des produits garantissant une intervention humaine et une qualité perçue comme supérieure.

Avec la montée du chômage technologique, une partie de la population a trouvé refuge dans des secteurs où l’humain reste indispensable. Le soin aux personnes âgées, les services personnalisés, l’artisanat traditionnel et les professions artistiques ont bénéficié d’une nouvelle valorisation. Loin d’être massivement rémunérateurs, ces métiers ont néanmoins représenté une alternative viable pour ceux souhaitant échapper à l’automatisation.

En définitive, la très grande majorité de la population et en particulier la classe moyenne ont été économiquement laminées…

 

Crise de l’emploi et fragilisation du lien social.

L’effondrement du travail salarié, amorcé dans les années 2030, s’est intensifié au fil des années, laissant une majorité de la population sans emploi stable. La destruction des emplois industriels et des services administratifs, remplaçables par des IA de gestion et de production, a conduit à une explosion du chômage, atteignant des niveaux jamais vus depuis la Grande Dépression du XXe siècle.

Les secteurs traditionnellement dominants, tels que l’automobile, l’aérospatiale, la banque et l’assurance, ont fermé des pans entiers de leurs activités humaines. En conséquence, plusieurs millions de Français se sont retrouvés dans une précarité croissante, ne subsistant que grâce à des aides sociales de plus en plus fragiles.

Le travail étant historiquement un vecteur d’intégration et de reconnaissance sociale, sa disparition a entraîné une crise identitaire massive. De nombreuses personnes ont perdu leurs repères, privées de perspectives d’avenir. Cette absence de statut social a favorisé l’essor de dépressions, de comportements antisociaux et de mouvements de radicalisation.

Dans les banlieues et les zones rurales abandonnées par l’État, des communautés parallèles se sont formées, s’auto-organisant en dehors des structures officielles. Tandis que certains prônaient l’autonomie et le retour à des modes de vie basés sur la décroissance, d’autres ont sombré dans la violence et l’illégalité.

Face à la pression sociale et à la chute de la consommation, le gouvernement français a tenté d’implémenter un revenu universel pour contenir l’effondrement économique. Mais ce dispositif s’est heurté à plusieurs obstacles majeurs : l’effondrement des cotisations sociales et des prélèvements fiscaux, vidant les caisses de l’État ; la fuite des capitaux et des grandes entreprises vers des juridictions plus favorables ; une dépendance croissante vis-à-vis des mastodontes de l’IA étrangers, qui fixaient leurs tarifs à leur avantage.

Ne pouvant être financé à un niveau suffisant, le revenu universel n’a pas permis d’empêcher l’appauvrissement d’une grande partie de la population.

 

Montée de l’instabilité politique et du populisme.

L’accroissement des inégalités et la désaffiliation sociale ont donné naissance à des vagues de contestation violentes. D’abord sporadiques, les émeutes et les manifestations sont devenues récurrentes.

Des mouvements inspirés des "Gilets jaunes" ont refait surface, réclamant un partage plus équitable des richesses générées par l’automatisation. Parallèlement, d’autres groupes, plus radicaux, ont appelé à une révolution sociale ou à la destruction du système en place.

Profitant de l’effondrement du système politique traditionnel, des partis populistes ont émergé avec des discours opposés mais extrêmes. Certains ont prôné un retour à une économie nationale réglementée, appelant à une "reconquête industrielle" et à la nationalisation des infrastructures stratégiques. D'autres ont revendiqué l’appropriation collective des IA et des systèmes productifs.

Incapables de stabiliser la situation, les gouvernements successifs se sont enlisés dans une crise institutionnelle sans précédent. La multiplication des élections anticipées et des alternances brutales entre différentes coalitions politiques a miné la confiance des citoyens dans la démocratie représentative.

Dans certaines zones du pays, l’autorégulation communautaire a commencé à remplacer l’État, tandis que des milices privées émergeaient pour assurer la sécurité locale.

 

La chute de l’État-providence.

Avec un budget public en chute libre et une dette souveraine atteignant des niveaux insoutenables, la France s’est retrouvée sous la pression des marchés financiers. La dévaluation monétaire, la hausse des taux d’intérêt et la fuite des investisseurs ont aggravé la crise, forçant l’État à opérer des coupes drastiques dans les services publics.

Le système de protection sociale, pilier de la société française, a commencé à vaciller. Face à l’incapacité de l’État à assurer ses engagements, la confiance des citoyens dans le modèle républicain a été mise à mal. Les conflits intergénérationnels se sont accentués, opposant les jeunes, exclus du marché du travail et sans perspectives, aux retraités, perçus comme les derniers bénéficiaires d’un système en faillite.

Des révoltes sporadiques se sont transformées en insurrections locales. Certains territoires ont cessé d’envoyer des impôts à l’État central, et des expériences d’autogestion ont vu le jour. Les tensions sociales, politiques et économiques ont placé le pays dans une situation de quasi-guerre civile, avec une polarisation extrême entre différentes factions idéologiques.

 

Que retenir de ce scénario ?

Comme tout scénario, celui-ci n’a rien de certain ! On pourrait même penser qu’il n’est que peu probable. Pour autant, il n’est pas dénué d’intérêt. Car s'il commence à devenir une réalité, il serait très utile que des dispositions soient prises pour se prémunir de ses conséquences négatives. C’est l’objet de la réflexion qui suit. Elle nous ramène aux prémices de l’ère post-travail.

Imaginons que nous revenions en 2025, avant la démocratisation de l’AGI. Comment la France a-t-elle agit pour anticiper les conséquences les plus graves cette démocratisation. Comment est-elle devenu un acteur clé dans la chaîne de valeur de l'intelligence artificielle ? Comment a-t-elle limité l’impact négatif de l’ère post-travail ?

 

Adopter une stratégie d’interdépendance

Nous revenons à 2025. Alors que la déstabilisation s'est accélérée et que l'économie mondiale s’est vue de plus en plus dominée par les superpuissances technologiques, la France a adopté une stratégie différente de celle préconisée par la plupart des politiques publiques.

Elle n’a pas tenté de rivaliser avec la Chine et les États-Unis, elle s'est appuyée sur ses points forts.

La France a disposé d’une opportunité qui, avec une gestion stratégique et un peu de chance, lui a permis de combler près de quinze ans de retard en matière d’IA.

Contrairement aux discours politiques dominants de l’époque, cette approche n’a pas visé à établir une souveraineté totale et une autonomie stratégique en intelligence artificielle. Il s’est agi plutôt d’adopter une stratégie d’interdépendance et de complémentarité.

Concrètement, elle a tiré parti des solutions technologiques les plus performantes du moment — principalement américaines — tout en acceptant sa dépendance à certains composants non souverains. Parallèlement, elle a investi dans des projets open source et promu leur montée en puissance afin qu’ils puissent remplacer les systèmes propriétaires, quelques années plus tard.

L’approche française du développement d’applications est restée pragmatique et agnostique : il s’est agi d’intégrer les technologies les plus adaptées aux besoins dans des produits verticaux. De plus, en exploitant ses ressources énergétiques et ses infrastructures, la France s’est positionnée comme acteur clé de l’IA dans le monde.

L’objectif a été de s’intégrer efficacement dans la chaîne de valeur de l’IA et, lorsque les modèles open source sont devenus la norme, de migrer vers ces solutions.

La France a évité les mesures protectionnistes comme les taxes sur les robots ou le cloisonnement de l’économie sous prétexte de préserver l’emploi. Elle a su ne pas s’enfermer dans un écosystème insulaire et accélérer l’innovation.

Elle s’est concentrée sur la modernisation des entreprises grâce à des incitations fiscales et des zones de développement. Forts des gains de productivité, elle a mis en œuvre quelques mécanismes d’atténuation, des filets de sécurité pour ceux qui ont eu du mal à s’adapter aux évolutions technologiques. Elle a augmenté sa productivité et sa compétitivité. L’IA a contribué à la croissance rapide de son PIB et généré les ressources nécessaires pour commencer à essayer de réinventer son modèle social.

 

Valoriser quelques leviers de puissance.

Les États-Unis et la Chine ont conservé leur suprématie dans le développement des modèles d'IA, mais ils sont restés fortement dépendants de la qualité et de l'accès aux données. La France a su exploiter cette dépendance en se positionnant comme un hub de données stratégiques. Elle a créé des hubs de données spécialisés dans des domaines comme la santé, le climat, l'industrie et la défense, sous contrôle français et européen. Elle a mis en place des partenariats stratégiques avec les leaders mondiaux de l'IA en échange d'un accès réglementé aux données européennes. Elle a également construit des centres de données pour assurer la maîtrise des flux de données, leur sécurisation et leur valorisation, tout en capitalisant sur ses capacités de production d'énergie propre et peu coûteuse grâce à son parc nucléaire. Enfin, elle a investi massivement dans la production d'énergie destinée aux centres de données afin d'attirer les entreprises IA, grandes consommatrices de ressources.

 

Assurer la maîtrise des infrastructures.

L'Europe est restée massivement dépendante des semi-conducteurs asiatiques et américains. Bien que la France n’ait pu rivaliser directement avec Taïwan ou Intel, elle a su occuper une place centrale dans certaines parties essentielles de la chaîne logistique. Elle a renforcé sa recherche et développement sur les semi-conducteurs spécialisés, notamment les neuroprocesseurs, les puces optimisées pour l'IA et le quantique. Elle a aussi créé une filière européenne d'électronique IA et instauré un cadre fiscal et réglementaire favorable à l'installation de fonderies de puces en Europe. En devenant un maillon clé dans les infrastructures énergétiques et matérielles, elle a contribué au développement de l'IA mondiale.

 

Se spécialiser dans les IA critiques.

Plutôt que d'essayer de créer un concurrent aux modèles d'IA américains, la France a su se concentrer sur les IA spécifiques aux secteurs critiques de la défense et de la sécurité. Elle s'est spécialisée dans le développement d'applications IA pour l'aérospatiale et la santé. Elle a conçu des systèmes d'IA pour la gestion énergétique afin d'optimiser les politiques industrielles et répondre aux enjeux climatiques. Devenue incontournable dans plusieurs segments de l'IA appliquée, elle s'est affirmée comme un acteur trop précieux pour être considéré comme une simple colonie technologique.

Après avoir consolidé son rôle dans la chaîne de valeur de l'IA, la France a vu son influence s'élargir à l'échelle internationale. Elle a tiré parti de la fragmentation de l'écosystème IA mondial pour négocier des accords avantageux avec les États-Unis et la Chine.

  

Refondre l’administration publique.

L’intelligence artificielle a progressivement été intégrée aux services publics à travers plusieurs expérimentations. Les IA conversationnelles ont été au début utilisées pour traiter les demandes administratives et rédiger des réponses. La pré-instruction automatisée des dossiers environnementaux et judiciaires a facilité le travail des agents. Dans le domaine juridique, la transcription des audiences et la rédaction automatique de procès-verbaux ont été mises en place. Et puis très vite, l’administration est allée beaucoup plus loin. Elle a intégré le traitement automatique des cas les plus simples et les plus nombreux dans la machine judiciaire. Tous les ministères et les agences gouvernementales sont passés au crible de l’IA pour améliorer leur productivité mais aussi gagner en efficacité et en qualité.

Pour accompagner ces transformations, il a été nécessaire de poursuivre les tests à grande échelle afin de mesurer l’impact réel de l’IA sur la qualité du service public. La réforme est passée par la formation massive des agents publics via des programmes dédiés à l’IA et à la culture des données.

Par ailleurs, l’IA a pu jouer un rôle fondamental dans l’analyse des lois et des décisions publiques. Elle a permis d’évaluer la cohérence des textes juridiques, de synthétiser les contributions issues des consultations publiques et de simuler l’impact potentiel des réformes avant leur adoption.

Enfin, inspirée du modèle américain du « Département de l’Efficacité Gouvernementale » (DOGE), la France a créé une structure dédiée à l’optimisation des processus administratifs par l’IA. Cette entité a été encadrée afin d’éviter toute dérive institutionnelle et garantir une transparence totale sur les améliorations réalisées.

 

Déréguler pour innover.

L’Europe a su trouver un nouvel équilibre entre régulation et innovation. D’abord en élargissant les dispositifs de bacs à sable réglementaires, puis progressivement en abandonnant plusieurs pans de l’IA Act, RGPD, DSA et DMA. De plus, l’union a revu sa stratégie de financement destinée principalement aux PME spécialisées en IA.

Elle a facilité le passage de la R&D au marché en simplifiant les procédures de conformité pour les jeunes entreprises.

Contrairement à son approche initiale reposant sur le principe de précaution, elle a fini par privilégier la stratégie du « fail fast, learn fast », un principe d’innovation qui a accéléré l’adaptation du continent à cette nouvelle donne.

 

Déjouer la tentation protectionniste

Plusieurs voix se sont élevées pour tout faire afin de protéger l’Europe et la France de cette révolution, quitte à mettre le continent sous cloche et interdire l’usage de l’AGI. De nombreux débats ont porté sur une régulation plus stricte et même sur un moratoire. Cependant, la réalité s’est imposée avec force : la compétition entre les États-Unis et la Chine a été si intense, les grandes instances internationales ont perdu tellement d’influence qu’aucune autorité mondiale n’a pu endiguer la généralisation de l’AGI.

Les États-Unis, portés par des figures comme Elon Musk et animés par une quête de suprématie technologique, ont pris une avance décisive dans la course à l’IA. La Chine a suivi ce mouvement avec une détermination similaire. L’Europe et, a fortiori, la France n’ont pas pu enrayer cette dynamique, elles se sont adaptées.

 

Conclusion

Encore une fois, rien ne dit que ce scénario adviendra.

Je suis plutôt convaincu que le scénario fantôme reste le plus probable. Cependant, il serait hasardeux de s’en tenir là. C’est pour cette raison que la prospective stratégique et la planification de scénario existent.

J’ai conscience de la radicalité du scénario de l’ère post-travail. D’ailleurs, j’admets la limite des solutions que j’esquisse plus haut. En effet, dans le meilleur des cas, malgré la position plus confortable de la France dans l’échiquier mondial de l’IA, il reste que la crise anthropologique que provoque la fin du travail est vertigineuse. Certes, la France a su rester compétitive parmi les grandes puissances, devenant un pôle incontournable dans le nouvel ordre technologique, et contribuant à être une des usines à cerveaux du monde. Toutefois, la majorité des Français, comme la majorité des humains sur la planète, n’exercent plus d’activité professionnelle !

Le scénario n’est pas certain. Il n’est pas non plus le plus probable. Mais s’il commençait à se dessiner, alors le vertige qu’il provoquerait mérite qu’on s’y prépare…

  

Michel Levy provençal