Sommes-nous prêts pour la fin du travail humain ?
La fin du travail humain
Il y a des questions taboues. Des angles morts de notre pensée collective. Celle de la fin réelle, proche et massive du travail humain en fait partie. Pourquoi ? Pourquoi un tel aveuglement ? Peut-être parce qu’admettre cette réalité nous obligerait à repenser si profondément nos sociétés que notre cerveau reptilien préfère appuyer sur « ignorer ».
On nous berce encore avec l'idée que l'IA ne pourra pas remplacer vraiment l'humain, sa cognition complexe, sa dextérité fine, son empathie… L'IA générale, la superintelligence ? Des fantasmes de geeks nourris à la science-fiction. Vraiment ?
Pourtant, les faits sont têtus. Chaque semaine apporte son lot de stupéfactions. Sans même entrer dans les débats philosophiques sur la conscience artificielle, les capacités brutes des IA progressent à une vitesse vertigineuse. Le "QI" mesurable explose. La dextérité robotique, dopée par cette intelligence, suit. Demain, ou plutôt après-demain matin, nous pourrons louer des capacités cognitives et physiques à des coûts 5x, puis 100 fois inférieurs au travailleur humain le plus qualifié. Imaginez : une intelligence de niveau doctorat, la précision d'un chirurgien virtuose, l'empathie infatigable d'un aide-soignant dévoué – le tout accessible à la demande, pour une fraction du prix. Une douce utopie ? Regardez ce qui se passe déjà dans le développement logiciel, comme le souligne Satya Nadella lui-même : l'IA comme partenaire de codage n'est que le début.
Alors, osons l'impensable.
Tentons de dessiner les contours de cette ère post-travail qui pointe son nez. Quelles options s'offrent à nous pour éviter l'effondrement ? Car si le scénario Skynet – le soulèvement violent des machines – relève peut-être du fantasme hollywoodien, celui d'un remplacement progressif, insidieux, l'est beaucoup moins.
Un papier récent, titré "Progressive Disempowerment", met précisément le doigt sur ce risque systémique. Il décrit comment les avancées incrémentales de l'IA, sans plan concerté ni hostilité affichée, érodent notre influence sur les trois piliers de notre civilisation : l'économie, la culture, et l'État. L'IA ne prend pas le pouvoir par la force, elle le gagne par l'efficacité. Elle s'impose par :
La pression compétitive : Les entreprises, puis les États, qui n'adoptent pas l'IA se font distancer.
Son auto-accélération : Sa scalabilité quasi infinie et sa capacité d'apprentissage continu la rendent exponentiellement plus performante.
Le désalignement insidieux : Elle optimise les systèmes (économiques, culturels) selon leurs propres logiques internes, qui peuvent diverger de plus en plus des besoins et valeurs humaines.
L'exploitation des lacunes : Elle profite des vides réglementaires et de la lenteur de nos institutions.
Le désinvestissement anticipé : Pourquoi former des humains pour des tâches qui seront bientôt automatisées ?
Les effets de réseau : Plus l'IA est utilisée, plus elle devient indispensable (culture, communication).
L'exploitation des biais humains : Elle devient maîtresse dans l'art de capter notre attention, d'influencer nos opinions, nos désirs.
Ce "désempouvoirement progressif" affaiblit notre contrôle explicite (vote, choix de consommation) et notre influence implicite (le fait que les systèmes dépendaient de nous pour fonctionner). Lentement mais sûrement, nous pourrions perdre les rênes.
Se préparer, mais à quoi exactement ? Et quand ?
Osons regarder les échéances probables :
Fin 2025 - Début 2026 : L'IA atteint un "QI" équivalent à 140. Les capacités cognitives de haut niveau sont là.
2027 - 2028 : Cette IA devient une "commodité". Accessible, potentiellement open source, et surtout, 3 à 5 fois moins chère que l'équivalent humain. La pression sur les emplois de "cols blancs" devient massive.
2027 - 2030 : La bascule s'opère. D'abord dans les géants technologiques et les multinationales gorgées de capital, puis plus lentement (mais inéluctablement ?) dans le reste de l'économie.
2030 - 2035 : La robotique humanoïde, bénéficiant de cette IA surpuissante, rattrape son retard. Le coût horaire d'un robot capable de tâches physiques complexes devient lui aussi 3 à 5 fois inférieur au coût humain.
2035 - 2040 : Nous entrons potentiellement dans une société largement automatisée. La majorité des humains ne sont plus nécessaires économiquement. Ils ne sont tout simplement plus compétitifs. Le désalignement devient critique car notre système économique actuel n'est pas conçu pour une redistribution à cette échelle.
Deux futurs possibles ? Et un effondrement…
Comment imaginer une telle société ? Deux modèles émergent :
Un capitalisme extrême et prédateur où une infime élite contrôle les moyens automatisés de production. Tout est automatisé, comme le décrit Robin Hanson dans "The Age of Em". Le reste de la population, les 99.9% restants, "consomme", grâce à un Revenu Universel minimaliste financé par la manne robotique, sorte d'achat de la paix sociale. Une inversion de la société féodale, où la masse trime pour une poignée de privilégiés. Ici, la masse est oisive, entretenue par une poignée de "maîtres des machines" (et par les machines elles-mêmes). C'est le triomphe ultime et suicidaire du capitalisme, la main invisible devenue prédatrice.
Un communisme numérique, tel que le décrit Aaron Bastani dans "Fully Automated Luxury Communism". Une alternative collectiviste où les moyens automatisés de production sont nationalisés et la richesse produite est redistribuée équitablement. Une abondance sans travail, mais au prix d’un contrôle collectif omniprésent, risquant un totalitarisme numérique tout aussi oppressant.
Quelquesoit le scénario, nous allons vivre un effondrement, lent mais de plus en plus certain. Et cela reste largement un impensé. Dans l'imaginaire collectif récent, l’hypothèse d’un effondrement existe, mais il est surtout dû au dérèglement climatique, à l’horizon de la fin du siècle. Ou alors, éventuellement, il devait venir d'une guerre ouverte avec les robots. Mais cette transition vers une société post-travail pourrait être une forme d'effondrement différente, plus progressive, plus silencieuse, déconnectée de la problématique du climat, et potentiellement beaucoup plus proche de nous…
Que faire ? Penser l'impensable, et vite.
Ni l’ultracapitalisme suicidaire ni le communisme numérique ne paraissent désirables. Le premier mène au fascisme technologique, dominé par une poignée de « maîtres numériques » ; le second confisque la liberté au nom du bien-être collectif.
Il ya une troisième voie à dessiner. Un modèle d’état providence de l’ère post travail qui garantisse une certaine liberté et un alignement des interets de l’humain et de la machine.
L’humanité a toujours rêvé de s’affranchir du travail ; ce rêve pourrait bientôt devenir réalité, mais risque de tourner au cauchemar sans anticipation adéquate.
Nous devrions :
Penser ces scénarios ouvertement et collectivement.
Mesurer et surveiller en développant des indicateurs de l'influence humaine dans l'économie, la culture, la politique.
Créer des garde-fous : contrôle humain sur les décisions critiques, fiscalité adaptée, normes culturelles valorisant l'empowerment humain.
Renforcer activement le pouvoir humain : processus démocratiques renouvelés, transparence des IA critiques, « délégués IA » défendant nos intérêts, institutions robustes, outils de prospective et de coordination collective.
La tâche est immense, les obstacles nombreux : lenteur démocratique, fragmentation sociale, difficultés à anticiper. Pendant ce temps, l’IA avance inexorablement à vitesse exponentielle.
Mais l’urgence est réelle. 2035 est aussi proche de nous aujourd’hui que l’était 2015. Souvenez-vous : Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Bataclan... il y a à peine dix ans…